Intevention du 2 mai 2022 de Thierry MORALÀ peine sorti, mon 9ème roman "Fugue en mi burlesque" s'offre une virée au CNE de Sequedin. Le surveillant m'ouvre la bibliothèque en me demandant :
- Il parle de quoi votre bouquin ?
Je lui montre la couverture.
- Fugue ! En prison ? Alors vous...
Il m'invite à m'installer avec un sourire complice. Le temps de poser quelques chaises, les premiers participants arrivent. 6 au total. "7 si vous restez...", vanne un détenu à l'intention du gardien affable. Celui-ci s'empare d'un dictionnaire pour partager un nouveau mot qu'il a appris récemment, mais il n'est pas dedans : "On en apprend tous les jours." Je confirme. La porte se referme. On va pouvoir commencer !
Les personnes présentes sont très différentes, le groupe paraît bien éclectique. Dès le début, chacun se montre intéressé à sa manière. Je sens que je vais avoir des questions pointues. Après la présentation de l'association ADAN, nous parlons des auteurs connus : Jean d'Ormesson, Houellebecq, Nothomb... Le monsieur aux lunettes rectangulaires me dit : "Je ne lis que les connus." Un autre questionne : "Est-ce que c'est forcément bon, même si c'est quelqu'un de connu ?" Le débat commence bien ! "Oui, mais les moins connus, on ne les connaît pas." commente un monsieur sur ma droite. Ils en connaissent un de plus qu'ils ont en face d'eux, ce qui me donne une raison supplémentaire de m'engager dans cette voie.
Une fois le pitch de "Fugue en mi burlesque" dévoilé, je présente les 4 personnages de ce roman chorale : Éric, Alix, Moussa et Maryse. "Je lis un extrait de qui ?" Le plus jeune au visage joueur lance en gloussant : "La vieille..." J'entame donc le monologue de Maryse. Après les applaudissements, les réactions sont vives : "Elle en a dans le ventre, Maryse".
Les échanges s'orientent vers les rapports humains. Le constat est unanime. Ils sont de plus en plus tendus, ici comme ailleurs. Je parle de mon engagement dans la CNV (Communication Non Violente). "C'est pas très non-violent votre truc, là..." Bien sûr, l'acte artistique rend compte du monde, du moins lorsqu'on écrit du roman social. Malgré ce que l'on cherche à titre personnel, le monde est ce qu'il est. Chacun alimente la réflexion, un léger sourire entendu, dénué d'amertume.
Le modèle économique vient rapidement sur la table. Une fois le laïus achevé, une personne particulièrement intéressée par le sujet conclue : "On se doutait que ce n'était pas une bonne affaire, mais à ce point..." La passion, l'envie de partager et de rencontrer l'autre emporte tout de même la mise. "Et si on ne sait pas écrire, quelqu'un peut le faire pour nous ?" interroge un participant discret, sur ma gauche. On parle donc d'un versant particulier du métier. La référence à "Ghost Writer" (superbe film) ne manque pas à l'appel. Décidément, mes camarades de discussion ont des références qui me plaisent.
Soudain, un monsieur au front plissé me demande d'un ton presque inquiet : "Mais comment on structure une histoire ?" On évoque les trames de contes traditionnels, les différentes formes narratives, les "effets" importés du cinéma (flash-back...), pour finir sur le roman chorale. L'enjeu est de tisser la trame en changeant de point de vue, sans emberlificoter les fils narratifs, ni perdre le lecteur.
"Bon alors, ils y vont au barbecue ou quoi ?" Le fil de l'histoire n'est donc pas perdu. Je raconte la scène, mais certains s'inquiètent sur le sort de Django : "Et le chien, il meurt comment ?" Je lis un passage à ce sujet. "Ils sont vraiment pas tendres entre eux. Et puis, elle est tordue la punk !" On cause du franc parlé, de la tchatche "cash", des temps qui changent à ce sujet...
Le monsieur à la voix grave et aux lunettes rectangulaires prend des notes, puis lance sur le ton de l'évidence : "Votre cinquième personnage : c'est la forêt ?" Dans le mille. Je parle de Phalempin, mais le plus nordiste du groupe vient de Laon... Une forêt reste une forêt. "Il faut connaître les lieux pour la décrire, non ?" Je confirme tout en ajoutant une petite précision : "Mais lorsque l'on invente, on essaie de le faire le mieux possible." S'en suivent des échanges sur les questions de repérage, de documentation, de visualisation et de précision des faits...
"Donc en gros, il y a le plan et l'à côté du plan." J'évoque le plaisir que j'éprouve lorsque les personnages prennent le pouvoir et me forcent à changer la ligne de conduite initiale. C'était l'enjeu de la question du "meurtre" dans le livre (qui n'en n'est même pas un en réalité). Il s'agissait d'un simple prétexte pour revenir au thème centrale. On arrive tout doucement vers le dénouement. Le jeu du qui fait quoi après sa fugue les amuse beaucoup. "C'est un peu un Cluedo votre truc ?"
"Vous devriez écrire sur la prison." Je raconte mes différentes expériences en détention, le fait que je ne choisis pas tout à fait mes sujets, que je préfère qu'ils s'imposent à moi. "Je ne suis pas René Frégni" dis-je timidement. "Je le connais" me lance le monsieur aux lunettes rectangulaires. "Il est très bon." Je confirme : "Respect. J'y viendrais un jour, peut-être ?"
En guise de conclusion, je propose de lire le slam final de Moussa. La forme poétique leur parle beaucoup. "Franchement, j'aurais pas su le dire comme vous." Je reçois le retour en souriant. "C'est pas le même style que vos dialogues." On revient sur la notion de rythme, d'éviter l'écriture "monochrome", de créer de la diversité dans l'ouvrage.
Les presque deux heures sont passées sans que personne ne s'en rende compte. "Je vais le lire votre livre, et peut-être d'autres..." lance le monsieur aux lunettes rectangulaires qui me salue en m'appelant par mon prénom. Pendant que je range la salle, j'entends les échanges enthousiastes avec les surveillants. Alors que je pose le roman sur l'étagère de la bibliothèque, le gardien revient vers moi : "Je crois qu'ils l'ont eu leur moment de fugue."
Je sors tranquillement de l'établissement après le dédale de portes, boutons et mouvements de têtes à travers les vitres opaques. "Fugue en mi burlesque" aura eu une belle première escapade à Sequedin. Les livres nous amènent à vivre toujours plus d'aventures humaines, sensibles et authentiques. Merci à ceux qui jouent le jeu de ces rencontres et à ceux qui les rendent possibles.
Thierry MORAL