Bernard Cotroux : la fiction créatrice de réalité

Surnommé « Spoutnik » avant même sa naissance (l’appareil d’examen obstétrique reproduisant le célèbre bip-bip du premier satellite russe), il voit le jour l’année de l’Exposition universelle de Bruxelles. Son adolescence se déroule en tunique indienne, la guitare en bandoulière, bercée par le folk, les mélodies celtiques d’Alan Stivell et le rock planant de Genesis. Père de trois filles et grand-père d’une petite-fille, d’un petit garçon et bientôt d’une seconde petite-fille, il écrit poésie et chanson depuis sa prime adolescence. À sa formation de romaniste se sont ajoutés de nombreux ateliers d’écriture : chanson, poésie, slam, rap et récit. Certains des maîtres qu’il y a rencontrés sont devenus des amis, mais Leonard Cohen demeure son guide « absolu » en écriture-chanson. En prose contemporaine, il lit avec un plaisir souvent renouvelé les récits d’Éric-Emmanuel Schmitt. Après avoir publié à compte d’auteur un album de chansons, trois recueils de poésie, un recueil de contes et une sotie médiévale, il ressent aujourd’hui l’envie de proposer ses manuscrits à des éditeurs. Pendant près de quarante ans, il a enseigné en Belgique, du secondaire à l’université privée, en passant par la Haute École et la formation d’adultes. Il y a dispensé des cours variés, dont l’expression orale et écrite ainsi que la communication. Initié au Kasala (poésie épique africaine), breveté en Analyse transactionnelle (champ Éducation-Enseignement), animateur de Yoga du Rire et d’ateliers d’écriture, il est aussi slameur, conteur et créateur de kamishibaïs. Son parcours, éclectique par essence, s’ancre dans un profond refus de toute forme de ségrégation ou de suprémacisme. Son mémoire de fin d’études portait sur l’alchimie chez Michel Butor (auteur de la célèbre formule : « l’écriture est pour moi une forme positive du suicide »). Les travaux de Roland Barthes, d’Edgar Morin et de plusieurs mystiques ont durablement enrichi sa pensée. Membre de la Société des Poètes Français, il cultive à la fois les formes classiques et romantiques et les expérimentations contemporaines. Son travail associe régulièrement sons (tels les bols tibétains), musique (il est guitariste), images, parole et écriture. Il conçoit et écrit des spectacles mêlant ces différentes dimensions, notamment pour Tournai, Ville en poésie et dans le cadre du Printemps des Poètes.

Il avait d’abord entamé des études de philologie germanique avant d’opérer un virage vers la philologie romane. Discipline d’origine largement allemande, la philologie conjugue l’amour de la langue avec la linguistique et la littérature. Elle part du principe que la littérature, au sens large, constitue l’un des terrains privilégiés pour observer et analyser le fonctionnement de la langue. S’il s’est tourné vers la philologie romane, c’est parce qu’elle s’intéresse à la Romania, l’aire linguistique des langues issues du latin populaire, celui des soldats, des marchands et de la vie quotidienne. Bien que la langue française y tienne une place centrale, l’étude de la philologie romane implique d’aborder au moins une autre langue issue du latin ; italien, espagnol, portugais, roumain, entre autres. Son parcours universitaire lui a ainsi offert des formations approfondies en phonétique historique, en morphologie historique, notamment sous la direction du regretté André Goosse, continuateur du Bon Usage ainsi qu’en linguistique générale. À cela s’ajoutait l’étude de la littérature moderne, médiévale et belge. Comme nombre de philologues, il s’est ensuite orienté vers l’enseignement, complétant son cursus par une formation pédagogique. Et comme certains d’entre eux, il est devenu auteur… parfois, souvent, passionnément.

Collection Contes des Sages, éditions Seuil

Depuis son enfance, son père lui lisait des livres pour enfants où se révélait déjà l’essence du conte : le merveilleux. Plus tard, il étudiera ce registre en dialogue avec l’étrange et le fantastique. Ces thématiques, il les connaît de l’intérieur : il a animé en France (notamment à Paris) comme en Belgique des ateliers d’écriture centrés sur le conte, le fantastique et le merveilleux. Ces univers le nourrissent autant que sa passion de l’écriture. Il s’interroge d’ailleurs souvent : la fiction n’est-elle pas la véritable source de la réalité ? Qui pourrait l’affirmer… ou le nier ? Pour lui, les contes possèdent une dimension poétique par nature. Il vénère ce qu’il appelle « le Grand Poète », qu’il imagine récitant l’unique vers du monde. Il le crée pour qu’il l’ait créé ; il le raconte, d’une certaine façon, pour qu’il l’ait écrit. Convaincu que les contes constituent une ressource fondamentale pour l’humanité et pour les enfants en particulier, il cultive un goût prononcé pour la science-fiction et le fantastique. Parmi ses auteurs favoris, plusieurs appartiennent à l’ADAN et publient dans la collection Contes des Sages au Seuil. Son maître absolu au sein de cette collection demeure Patrick Fischmann, dont le travail s’associe souvent à celui de Pascal Fauliot. La Belgique compte elle aussi d’excellents conteurs, qu’il lit et admire. Mais, pour lui, les meilleurs maîtres restent le hasard et le travail : fouiner partout, lire, écouter, et surtout écrire, souvent la nuit. Il refuse cependant de compartimenter la création selon les catégories héritées du XIXᵉ siècle. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le classement des genres, mais l’élan créateur lui-même. Ainsi, il lui arrive souvent de ne plus savoir s’il écrit une chanson, un poème, un slam… ou un conte. Enfin, le pseudo-réalisme très en vogue aujourd’hui ne retient guère son attention, sauf pour être déconstruit. Car pour lui, il n’y a pas davantage de réalisme en dehors de la fiction qu’il n’y en avait dans les écrits d’ouvriers ou de mineurs de certaines époques : tout récit est un acte de fiction, une façon de modeler le réel pour mieux le comprendre.

Il aime dire que leur travail naît d’échanges qui affinent et enrichissent leurs propositions. Leurs écritures et leurs parcours sont très différents, parfois contrastés, mais c’est de ces éclats que jaillissent de nouveaux univers. Ensemble, ils développent des projets tels que Sophroson, le Chœur des Miracles ou la Compagnie Bleu Paupières. Leur rencontre s’est faite lors d’une formation au conte, animée par une amie, au B’Izou, un cabaret-chanson bruxellois où il s’est produit plusieurs fois. Une rencontre artistique et humaine qui nourrit aujourd’hui leurs collaborations.

Des projets portés par son éclectisme

En ce moment, il écrit le prochain spectacle du Chœur des Miracles, la troupe qu’il a fondée. Inspiré du dispositif narratif des Canterbury Tales de Geoffrey Chaucer, il imagine une auberge où des troubadours se réunissent : l’aubergiste lance un concours, et chacun raconte un ou plusieurs contes. Après Poèmons-nous pour la paix (octobre 2025), il prépare pour Tournai, Ville en poésie 2026 un Poèmons-nous pour la liberté, un partage poétique autour du thème du Printemps des Poètes. Il apprécie cette collaboration souple qui réunit des voix françaises et belges dans une grande diversité de styles. Il souhaite également proposer un recueil poétique à l’un ou l’autre concours. Le prix reçu en 2024 des Écrivains publics de Wallonie picarde, ainsi que les encouragements de Marc Nieuwjaer, son maître à la Société des Poètes Français, nourrissent cette démarche. Par ailleurs, un projet plus ancien continue de l’habiter : un roman mêlant univers numérique, vibrations sonores et musique ; un manuscrit pour lequel Bernard Werber l’a encouragé. Il rêve d’en faire un spectacle musical, même si cela demeure encore du domaine des possibles à venir.

Il remercie enfin l’ADAN et son interlocutrice, Ophélie Desnoulez, pour cette invitation à échanger.