Les librairies dans la tourmente de la pandémie

Un entretien avec Nolwenn Vandestien et avec Frédéric Beauvisage

Les multiples vies de la librairie en temps de crise

« C’est épuisant... Mais c’est aussi passionnant quand on arrive à faire avancer les choses. » Frédéric Beauvisage préside depuis mars 2018 Libr’Aire, l’association des libraires indépendants des Hauts-de-France qui regroupe 63 librairies sur cinq départements, de Dunkerque à Château-Thierry. L’association concerne sur le territoire plus de 200 libraires et salariés. Une vraie force économique.

Face à la crise provoquée par l’épidémie de Covid-19, nous  avons fait le point avec Frédéric Beauvisage qui est aussi patron de la librairie Cap Nord à Arras, spécialisée en BD, et avec Nolwenn Vandestien, déléguée et seule salariée de l’association. Plus que jamais, le livre est un bien essentiel...

- Comment les libraires ont-ils  vécu la pandémie de Covid-19 et les différents confinements depuis le 17 mars 2020 ?

« Il y a eu plusieurs types de confinement et de situations. Sur le premier confinement le 17 mars 2020, cela commence par un état de sidération et d’affolement. Il faut savoir que le taux de rentabilité moyen d’une librairie est de l’ordre de un pour cent. Sans  équilibre à la fin de l’année, une librairie est condamnée. Le chiffre d’affaires des librairies  a baissé de 52 % en mars 2020 et de quasiment 100 % en avril. Les librairies fermées, la chaîne d’approvisionnement du livre arrêtée, le pire était craindre. Les risques de fermetures en fin d’année étaient bien réels. Nous avons maintenu le lien entre nous. Nous  avons tenté de maintenir le lien avec les lecteurs par des lectures à voix haute sur internet, des vidéos, des chroniques littéraires, tout ce qui était possible. La première aide de l’Etat  a été le chômage partiel pour les salariés. Notre syndicat, qui a lui aussi compris très vite le danger, a négocié des reports de paiement avec les fournisseurs. L’association, aidée par son comptable,  a bâti un outil de calcul pour déterminer les charges fixes, restant à payer par les librairies alors qu’il n’y avait aucune rentrée d’argent. Nous avons travaillé de concert avec le Syndicat de la librairie française qui avait plutôt les données des plus  grandes librairies. Il y a eu un ajustement entre nos chiffres et les leurs. Finalement, c’est le chiffre de 16 % de perte du chiffre d’affaires annuel qui a été retenu. Après négociation entre le Syndicat et le ministère de la Culture, Le Centre National du Livre a décidé de couvrir 80 % de ces pertes par des aides. Et dans les Hauts de France, la Région a complété pour les librairies les plus modestes. »

- Le retour des lecteurs en librairie après la fin du premier confinement le 11 mai 2020 a dû être une divine surprise...

« En travaillant sur le protocole sanitaire, on se demandait si les clients allaient revenir. On s’est vraiment rendu compte du rôle que nous jouions dès l’ouverture en mai où les clients sont revenus en très grand nombre, permettant à certaines librairies de dépasser le chiffre d’affaires habituel du mois, comme si il n’y avait pas eu les onze jours de fermeture (pour le confinement début mai). En juin, ce fut de la folie avec une augmentation d’environ 50 % des ventes en caisse. Après un été positif, on est passé de l’euphorie à l’inquiétude. Car le chiffre d’affaire n’était pas rattrapé, malgré tout. Lors du second confinement, la librairie n’était pas un ‘’commerce essentiel’’. Les librairies se sont organisées en « click and collect ». Les frais de port pour l’envoi des livres des libraires indépendants à leurs clients est passé à un centime, et cela a été prolongé jusqu’au 31 décembre, ce qui a incité les clients les plus inquiets à effectuer leurs achats dans leur librairie habituelle et de ne pas se tourner vers les géants de la vente en ligne. Libr’Aire a beaucoup incité les librairies à mettre en place des  sites de vente en ligne  en prenant en charge les frais de mise en place et d’abonnement de  la première année. Avant la pandémie, 60 % de nos adhérents avaient un site en ligne. On en est aujourd’hui à 85 %. »

- Quel a été le bilan pour les libraires en fin d’année ?

« On a fini l’année avec une ouverture mais une jauge réduite par les mesures sanitaires. Les libraires ont fait preuve pendant la crise de beaucoup d’adaptation et de souplesse, sont restés des animateurs culturels, ont mis en place des dédicaces sur rendez-vous, des rencontres en ligne, des coups de cœur en vidéo…. Pendant tout le mois de novembre, on a fait beaucoup de conseil par mail, on a porté beaucoup de cartons, on a fait de la manutention, transformant nos librairies en entrepôts. On a fini l’année épuisés. Mais le bilan, au final, est réconfortant avec un chiffre d’affaires annuel en baisse de 3 % sur le plan national... et en hausse de plus de 5 % dans les Hauts-de-France. »

- Le retour des lecteurs en librairie, puis en début d’année 2021 une mobilisation générale de l’ensemble des acteurs de la société française pour que la librairie devienne un commerce essentiel, comment expliquez-vous cet attachement des Français au livre et à la librairie ?

Nolwenn : « Dans cette période de crise, il y a eu, sans aucun doute, un besoin d’évasion par le livre et surtout une quête de sens dans ces moments incertains. Ce phénomène a profité aux librairies indépendantes. »

Frédéric : « La surprise est aussi que cela dure. L’objet livre sort renforcé de la crise. Mais je mettrais tout de même un bémol. Le phénomène a surtout touché les ‘’têtes de gondole’’, à l’image de l’Anomalie de Hervé Le Tellier qui devient le deuxième Goncourt le plus vendu de l’Histoire avec 800 000 exemplaires. De la même manière, dans ma librairie à Arras, le phénomène a surtout profité aux mangas. Qu’en sera-t-il demain ? »

- A ce propos, comment les libraires des Hauts-de-France peuvent-ils mettre en valeur les éditeurs et les auteurs de la Région ?

- Frédéric : « Pour le coup, c’est une position personnelle, et qui n’est pas forcément partagée par tous. Personnellement, je ne crois pas aux tables consacrées à la Région en librairie. Ce serait créer un ghetto. Si un livre est bon, il n’a pas besoin de cela. Par contre, je crois qu’il faut travailler sur la professionnalisation des éditeurs et des auteurs des Hauts-de-France pour les amener à une plus grande visibilité. Cela passe aussi par la diffusion et par la distribution. Le libraire n’a pas pour vocation d’être le banquier des autres secteurs du livre. Il est nécessaire d’avoir une possibilité de retour. Si une telle diffusion régionale n’est pas viable économiquement pour le privé mais qu’elle est utile à tous, cela peut passer par la puissance publique. Cela pourrait être pris en charge par un poste à l’AR2L. C’est une voie à explorer. Voir ce qui marche... »

- Quels sont les projets de l’association Libr’Aire ?

« L’un de nos principaux enjeux aujourd’hui est la mise en place de « libraires volants ». Nous sommes en discussion avec notre tutelle pour l’accompagnement financier sur trois ans – le temps d’être viable – de la mise en place de libraires volants, permettant aux libraires des Hauts-de-France de se former, de partir normalement en vacances, de bénéficier de renforts sur les salon du livre ou en cas de regain d’activités, d’inventaire etc.

Nos différents projets passent également par le renforcement du personnel salarié de l’association. Une information : les 11 et 12 septembre 2021, le Baazar Saint-So, près de la gare Saint-Sauveur à Lille, accueillera le premier festival Les livres d’en haut, centré sur la bande dessinée, la jeunesse et l’illustration. Sept librairies lilloises sont associées à l’événement. Outre les auteurs invités, ses espaces, dans les allées des artistes – auteurs, seront ouverts pour permettre à chacun de présenter son travail. Nous sommes soucieux de réussir ce maillage. Les livres d’en haut sera le grand événement de la rentrée à Lille ! »

Recueilli par Hervé LEROY

- NDLR : Le festival Les Livres d’en haut sera, à n’en pas douter, un formidable coup de projecteur. Par  sa volonté de s’inscrire dans le temps et par sa dimension nationale, le festival est  une grande première à Lille. Le festival enrichit l’offre existante jusqu’alors, avec notamment le Salon du livre ancien et surtout le Salon de l’AMOPA (Association des membres de l’ordre des palmes académiques) qui fait la part belle aux auteurs de la Région, depuis janvier 2018 à la Salle du Gymnase.